Les Aventures d'Eddie Turley de Gérard Courant

Gérard Courant

 

Passionné de cinéma, Gérard Courant est l'animateur du ciné-club de l'université où il fait ses études de droit. Arrivé à Paris en 1976, il crée la revue Cinéma différent, participe au Collectif Jeune Cinéma et fonde (avec, entre autres, Chantal Akerman) la Coopérative des Cinéastes vouée à la diffusion de films indépendants. Cinéaste indépendant et expérimental, Gérard Courant entame à partir de 1978 son oeuvre majeure, Le cinématon, après avoir réalisé plusieurs courts-métrages en 16 mm, dont Marilyn, Guy Lux et les nonnes (1976) ou MMMMM. (1977). Avec Rasage (1978), le réalisateur tourne son premier film en super-huit : il utilise une double vue, celle de gauche où une barbe est en train d'être rasée et celle de droite où elle se reconstitue. Gérard Courant entame cette même année, toujours en super-huit et en plans fixes de 3,25 mn, une série de portraits muets d'amis et de personnalités du cinéma, les Cinématon. Qualifiée de "plus long film de l'histoire", cette galerie atteint dix ans plus tard le millier de portraits, prolongée par de nouvelles mises en scène (Les couples, Les groupes et Lire). Toujours très proche de la photographie dans ses réalisations, le cinéaste pousse l'exercice jusqu'à tourner un film uniquement à partir de clichés (Un sanglant symbole, 1979, réalisé à partir de cent soixante photographies) ou encore jusqu'à jouer image par image (La neige tremblait sur les arbres, 1981). Critique et théoricien du cinéma, Gérard Courant participe aux revues Art Press et Cinéma 77-81. Cofondateur en 1978 de l'Association des cinéastes indépendants, différents et expérimentaux (Acide), il crée Kock Diffusion en 1980, un organe de diffusion de films indépendants. Se prêtant au jeu de l'acteur, il interprète plusieurs rôles dans Omelette (1998) ou encore dans Les aventures de Reinette et Mirabelle (1987).




ENTRETIEN AVEC GÉRARD COURANT (SUR LES AVENTURES D'EDDIE TURLEY)

Au festival des Films chiants, qui s'est déroulé à la Picolthèque du 25 mars au 3 avril 1997, vous avez pu voir le 3 avril, à 20 heures 30, Les Aventures d’Eddie Turley de Gérard Courant. Entièrement réalisée en images fixes, cette « science-fiction poétique » fut tournée en décors naturels. L’auteur du « film le plus long du monde », le Cinématon (120 heures de portraits de 3 minutes en plans fixes), recompose le mouvement à partir de photographies : il crée un univers fantomatique en noir et blanc, Moderncity, la totalitaire, où évoluent des silhouettes échappées du roman noir américain. Quand Les Aventures d’Eddie Turley furent présentées au festival de Cannes, dans la section Perspectives du cinéma français (ancêtre de Cinéma en France), le cinéma indépendant était au sommet de la vague.

« Ce film n’avait pas eu l’avance sur recettes, ni sur scénario, ni sur film terminé. Il a été présenté au festival de Cannes en 1987 et c’est seulement deux ans après qu’il a pu sortir en salle. D’ailleurs, Michel Poirier, le distributeur du film, m’avait dit, peu après, que si j’avais réalisé ce film quelques années plus tard, il aurait été plus difficile de le sortir, tant la situation du cinéma s’était dégradée ».

« J’ai eu la chance d’arriver à Paris au milieu des années 1970, à un moment où le cinéma indépendant était en pleine renaissance. Mais depuis la fin des années 1980, c’est la lente dégringolade, qui touche aussi les arts plastiques, la musique et le théâtre. L’heure est à la rentabilité à court terme. Tout le monde est touché ».

« Pour en revenir aux Aventures d’Eddie Turley, il faut savoir que j’ai mis quatre ans à le réaliser. Bien sûr, je n’ai pas seulement fait ce film durant tout ce temps-là : j’ai continué à filmer mes Cinématons, à créer des nouvelles séries cinématographiques (Portrait de groupe, Couple, Lire, Avec Mariola) et j’ai réalisé un long métrage en Grèce (À propos de la Grèce).

Pour Eddie Turley, il y a donc eu un an de tournage, à Paris, Berlin, New York, la Suisse, etc., un an pour fabriquer les photographies – en fait, des photogrammes – à partir de la pellicule cinématographique, un an pour les refilmer en 35 mm sur un banc-titre et un an pour le montage. À partir de la pellicule cinématographique, j’ai tiré 7 000 photogrammes dont je n’en ai conservé que 2 400 dans le montage final. Tout le film est fait d’images fixes. Il n’y a jamais de mouvement à l’intérieur d’une image. Ce film était un pari : je voulais démontrer qu’on pouvait faire naître le mouvement qu’à partir d’images fixes. Pardonnez-moi d’enfoncer des portes ouvertes, mais il n’est pas inutile de le redire : le cinéma n’est pas mouvement, il est l’illusion du mouvement ; le cinéma, ne l’oublions pas, ce sont 24 images fixes par secondes ».

« Le pari ne se limitait pas seulement à ces questions techniques : il était également esthétique. Tout le film a été tourné en décors naturels. Je désirais créer un film de science-fiction, qu’à partir d’éléments de la réalité qui existaient au moment du tournage. Tous les décors du film existent réellement : la Défense, Montparnasse, les quais de Bercy à Paris, Manhattan à New York, le mur de Berlin, etc. »

« Bien que je ne sois pas photographe, j’ai toujours eu un rapport privilégié avec la photographie qui est souvent présente dans mes films, sous les formes les plus diverses. Je pense évidemment aux Cinématons qui sont un peu la transposition de la photo d’identité en cinéma ou de la série Portrait de groupe qui en est la transposition de la photo de famille. Mais je pense aussi à des films de long métrage avec un seul personnage féminin, comme Aditya ou Cœur bleu qui, d’une certaine manière, sont proches de la séance photo qui réunit le photographe avec son modèle. Aux quelques rouleaux de pellicules qui donneront une ou deux centaines de photos, ces films proposent un film entier avec un personnage, filmé sous toutes les coutures. Je pense encore à ces films que j’ai tourné image par image (comme À propos de la Grèce, Cocktail Morlock, Baignoire), puis retravaillés à la truca, où le mouvement est complètement recomposé. Enfin, je n’oublie pas que mon premier film, Marilyn, Guy Lux et les nonnes et un de mes suivants, Un sanglant symbole, ont été réalisés qu’à partir de photographies ».

« Avec les Cinématons, assez vite, j’ai voulu faire un film de 24 heures. Mais j’ai rapidement dépassé mes prévisions. Au départ, le projet était simple : je voulais créer une mémoire cinématographique des personnes que je connaissais dans le milieu du cinéma indépendant. Je voulais garder une trace d’eux. Souvent, ils étaient inconnus, mais j’avais toujours, quelque part dans le fond de ma pensée, cette idée que, un jour – peut-être même après leur mort ! – on découvrirait leur œuvre. Et pour ceux qui s’intéresseraient à leur travail artistique, j’étais persuadé que les images de ces Cinématons leur seraient très utiles pour mieux comprendre la démarche de ces artistes ».

« Et puis, rapidement, mon champ de filmage s’est étendu à tous les milieux artistiques. J’aurais peut-être pu me lasser de ne filmer que des gens de cinéma. Rencontrer des peintres, des écrivains, des philosophes, des musiciens, des danseurs fut, à un moment donné, comme une bouffée d’oxygène qui m’a évité de me scléroser et m’a permis de continuer plus aisément les Cinématons. Certaines personnes ne se rendent pas compte combien c’est enrichissant de rencontrer des personnalités aussi diverses. Elles s’imaginent que je fais un travail mécanique, robotique et que je m’intéresse que de façon lointaine aux personnes que je filme. Comment pourrait-il en être ainsi ? Si c’était le cas, j’aurais filmé seulement quelques personnes et le film se serait arrêté de lui-même ».

« Depuis cinq ans, je me suis lancé dans un immense chantier : le travail de montage de ce que j’appelle mes Carnets filmés, qui sont à la fois un journal filmé, des notes de tournages et de voyages, des repérages, des essais de caméra, des rushes, ou encore des films inachevés ou des films ratés, etc. Parallèlement à tous mes autres films, j’ai toujours tourné ces Carnets filmés que j’ai commencé dans les années 1970 et que je n’avais jamais monté ».

« Le cinéma indépendant est actuellement dans le creux de la vague, mais je ne suis pas pessimiste. Il faut se battre pour continuer à faire des films. Il faut maintenir le cap et ne jamais lâcher le morceau. C’est dans les périodes les plus difficiles, que l’on se forge un moral de battant et que l’on fait, parfois, ses meilleurs films. En aucun cas, un artiste ne doit baisser les bras à cause des contingences économiques, politiques ou de quelque sorte que ce soit qui sont défavorables. Il est toujours possible de dégringoler d’un format à un autre : passer du 35 mm au 16 mm, du 16 mm au Super 8 mm ou du Super 8 mm à la vidéo. J’ai tourné sur tous les supports et j’en ai une certaine fierté : 35 mm, 16 mm, Super 8 mm, Vidéo 1/4 de pouce, S VHS, HI 8, Beta, etc. On n’a pas le droit de ne pas filmer pour l’unique raison économique. On trouvera toujours de la pellicule ou de la bande vidéo et un projecteur ou un écran de télévision pour offrir à des spectateurs ses images et ses sons. Ça serait trop facile de dire : c’est plus dur qu’avant, alors je ne fais plus rien. Il faut soutenir Pierre Merejkowsky et son festival car il est la preuve concrète de ce qu’il faut faire. Il faut que Pierre donne des idées à d’autres, que se créent des îlots de résistance un peu partout en France et à l’étranger ».

Propos recueillis par Michèle Rollin, Le Monde Libertaire, 27 mars 1997


 


Les Aventures d’Eddie Turley II
La principale originalité de ce deuxième opus des Aventures d’Eddie Turley, c’est que la bande son est strictement identique au premier, filmé vingt-cinq ans auparavant.

Les Aventures d’Eddie Turley, c’était deux films en un : le film de l’image et le film de la voix. Le film de la voix n’était pas un commentaire au sens habituel, ni une voix off du film de l’image. C’était la voix intérieure d’Eddie Turley qui racontait son épopée et ses états d’âme à Moderncity.

Avec Les Aventures d’Eddie Turley II, cette dichotomie entre le film de l’image et le film de la voix est encore plus évidente car le film de l’image a été totalement transformé. Les images fixes en noir et blanc positif ont été remplacées par des images en couleur négative, filmées à 15 images par seconde avec un téléphone portable (ce qui leur donne ce mouvement légèrement haché), les personnages ont totalement disparu du cadre, le décor est devenu vide, seulement habité par la voix d’Eddie Turley.

Le film est fait de longs travellings à travers Moderncity, cité triste, morne et déshumanisée. Cette composition rythmée de mouvements et cette absence de personnages rendent plus vraie et plus claire la voix d’Eddie Turley et plus fort et plus limpide le discours du film.

Le deuxième Eddie Turley est une sorte de chambre de résonance au premier. Avec la même histoire, les mêmes personnages (devenus off), l’accent change. Ce qui semblait nostalgie du polar et de la science-fiction devient mythe romantique, histoire d’amour, quête de liberté. (Gérard Courant)




 

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