Voici un article de Jean-Paul Dubois du Nouvel Observateur qui date du 9 septembre 2009, depuis 3 des scaphandriers ont démissionné et les conditions de travail non pas changé.
A mains nues, ces scaphandriers débouchent les égouts de la capitale. Jour et nuit, ils plongent dans les eaux noires de ce cloaque effarant où ils ont rendez-vous avec la mort.
Ils vivent dans un ventre. Un ventre infecté, fétide, grouillant de vermine et de miasmes, charriant tous les restes et les abats du monde. Un ventre glacé, dangereux, sombre comme une tombe, où les morts vous effleurent et parfois vous emportent avec eux dans le fil du courant. Ils vivent dans un ventre cauchemardesque, purulent, incurable, qui sans cesse se vide et se vide encore, et lentement les dévore. Ils sont quatre. Quatre hommes minuscules, qui de nuit comme de jour plongent dans ces milliers de kilomètres d’entrailles où vous ne jetteriez même pas vos pires souvenirs. Ensuite, lestés de plomb, ils avancent à tâtons dans ces déjections liquides et noires pour déboucher à mains nues les afflux de matières, de cadavres et de carcasses inimaginables mettant sans cesse en occlusion ce long intestin urbain qui n’en peut plus de digérer les ripailles des hommes. Nous sommes bien là à l’extrême limite de l’humanité, à 2200 mètres d’altitude mais surtout à cent pieds sous terre, dans les égouts profonds de Mexico City. Ce qui se passe là-dessous, ce que l’on y retrouve, ce que l’on en remonte, vous ne l’avez jamais imaginé.
Et même Julio Cu, Luis Conarubias, Carlos Barios et Ricardo Vesquez, seuls plongeurs au monde à descendre aussi profond dans l’abjection, ont parfois du mal à s’habituer aux turpitudes irrationnelles de cet abdomen. Chirurgiens de la misère, ils gagnent tout juste de quoi s’en extraire. Le temps de s’habiller dignement. De prendre un repas en famille. Et puis le téléphone sonne. Et c’est toujours la même histoire. Le «monstre», comme ils l’appellent, a encore des spasmes. Et il faut redescendre fouiller les eaux. Alors, pareils à des urgentistes, ils quittent la table et vont plonger du côté du Paseo de la Reforma ou bien vers le Viaducto Miguel Aleman. Comme on l’a déjà dit et comme on ne cessera de le répéter, ils sont quatre. Quatre scaphandriers, silencieux et têtus, quatre enzymes nettoyeurs, obstinés, debout au milieu du courant. Avec, au-dessus de leurs têtes, 19 millions d’habitants qui, sans cesse, les submergent.
Mexico City est une ville à part à bien des égards. Entourée de montagnes, elle est construite en altitude sur une vallée marécageuse. Les eaux des fortes pluies de la région ne peuvent être absorbées par les sols et sont donc évacuées par d’immenses conduites d’égout, tantôt souterraines, tantôt à ciel ouvert. Dans ces canalisations se déversent également les eaux usées de la ville, toutes les déjections, les rejets industriels, chimiques et hospitaliers. Et cette sombre soupe, parfois épaisse, parfois fluidifiée par un orage, chemine dans tous ces boyaux souterrains à une allure moyenne de 5 mètres cubes par seconde. En cas d’obturation, les bouches, à la surface, giclent alors sous la pression de ce champagne nauséabond. C’est pour prévenir cet envahissement que Julio et les siens plongent et travaillent dans les aguas negras, ce torrent fait de toutes les impuretés de la terre.
On les appelle les «eaux noires» parce que 5 centimètres au-dessous de la surface on n’y voit déjà plus rien. Absolument rien. Au point qu’aucune lumière, aucun spot si puissant soit-il, ne peut éclairer ces ténèbres. À plusieurs mètres de profondeur, reliés à la surface par une simple corde, glacés par le froid malgré des combinaisons étanches, heurtés ou effleurés par des formes qu’ils ne distingueront jamais, les plongeurs travaillent à tâtons, en essayant à l’aveuglette d’identifier ce qu’ils touchent. Parfois c’est un cadavre d’homme. Ou simplement une jambe. Ou un matelas, un canapé, un réservoir d’eau, un arbre. Ou encore une carcasse de chien. Un âne. Un cochon. Une chèvre. Un boeuf. Ou bien une Volkswagen, une Datsun, une Renault. Dans cet inframonde liquide et souterrain, toutes les rencontres sont possibles.
«On essaie d’identifier la nature du bouchon en le palpant, raconte Julio Cu, le chef des plongeurs. Si c’est un corps, bien sûr, ça fait peur. Toujours. Mais on reste calme, on travaille comme d’habitude. Et quand on a fini le boulot, l’eau s’écoule à nouveau normalement. Voilà.» Les voitures, ils les découpent comme ils le peuvent et les remontent par morceaux à la surface. Les cadavres aussi. On ne s’habitue jamais à ce genre de besogne. «De toute façon on n’a pas le choix, on doit garder notre sang-froid. Car si jamais, là-dessous, on panique, c’est la mort assurée, ajoute Luis Conarubias, qui fait ce travail depuis dix-sept ans. Et puis ici, vous savez, on n’est pas en Amérique, on n’a pas un psychologue pour discuter avec nous chaque fois qu’on remonte un cadavre ou qu’on se frotte à un corps. On fait ce qu’on a à faire et on se tait. Et la nuit on essaie de dormir en rêvant à de jolies filles.»
À Mexico City, c’est presque une tradition que d’expédier tout ce qui gêne dans les égouts. Avant que les canalisations n’existent, les habitants jetaient déjà toutes leurs eaux usées par les fenêtres en criant: «Aguas! aguas!», ce qui voulait dire: «Attention, ça va tomber!» Aujourd’hui, les canaux à ciel ouvert, les trappes, les bouches, les regards sont considérés comme autant de poubelles à tri sélectif. Dans les petites, on glisse les carcasses de chiens, dans les moyennes, celles des hommes, et dans les grosses, les voitures ou les boeus, selon que l’on habite dans le centre ou en périphérie.
Quand on demande à Julio Cu s’il a déjà fait analyser les aguas negras dans lesquelles il travaillait, il vous regarde comme s’il s’apercevait soudain que vous portiez des ballerines: «Vous plaisantez ou quoi? Vous savez dans quoi on plonge? De quoi est faite cette eau? Des excréments de 22 millions d’habitants, de leur urine, de leurs eaux de vaisselle, des déchets hospitaliers, de préservatifs, de seringues, de tous les effluents toxiques et corrosifs imaginables que rejettent, sans les traiter, les industries chimiques de la périphérie, et vous voudriez qu’on fasse des analyses?»
C’est dans cet environnement qu’il y a quelques années est mort Luis Silva, un membre de l’équipe. On l’avait appelé pour un travail de routine. Un bouchon sur une de ces conduites de 6 mètres de diamètre. Et il s’était équipé. Et il était descendu. Et il avait essayé d’identifier l’obstacle. Et il avait entrepris de le démonter morceau par morceau. Et il y était presque arrivé. Et l’eau avait commencé à s’évacuer. Mais sous l’effet de la pression, comme au fond dune baignoire, une sorte de siphon s’était formé et avait aspiré Luis Silva. Emporté par le courant, il fut retrouvé mort à 1 kilomètre de là. La puissance des eaux lui avait brisé la nuque avant même qu’il ait eu le temps de manquer d’air. «Ce jour-là, Luis avait commis une faute grave, la pire des fautes que l’on puisse commettre, dit Julio Cu. Il ne s’était pas encordé.»
La corde. Elle est aussi précieuse que le mince tuyau de caoutchouc qui alimente le scaphandrier en oxygène. Elle est le lien ultime et ténu qui raccroche ces hommes à la surface du monde. L’ingénieur Mario Octavio Castillo Rojas est sous-directeur de la maintenance électromécanique de la Ville de Mexico. Carlos, Luis, Julio et Ricardo sont tous affectés à son service. Il les regarde comme des êtres d’une autre planète auxquels il voue une admiration totale. «Imaginez que ces hommes touchent à peine 300 dollars, le salaire d’une caissière, d’un facteur ou d’un chauffeur de taxi. Ils gagnent bien moins que des plongeurs en eau claire. Et pourtant ce sont les seuls au monde à faire ce travail. Les gens de la surface ne les connaissent pas, ne savent même pas quelle est leur incroyable mission. Pour moi, ce sont des êtres exceptionnels.»
Lorsque l’on demande à ces hommes comment ils se sont, un jour, retrouvés au fond d’un égout, ils livrent chacun d’étonnantes réponses: «J’ai toujours plongé en mer ou dans des lacs. Mais ce qui me fascinait plus que tout c’était de descendre ici, dans les aguas negras» (Cu); «Moi j’ai lu une annonce où on demandait un plongeur. J’ai tout quitté et, avec ma famille, je suis venu ici, à Mexico. Et c’est alors qu’on m’a annoncé que c’était pour travailler au fond des égouts» (Conarubias); «Toute ma jeunesse, j’ai été fasciné par les expéditions du commandant Cousteau. Je rêvais d’aller au fond des océans. Mais la vie en a décidé autrement. Aujourd’hui je me contente d’explorer les eaux noires»(Barios).
Cette nuit il a plu. Luis a été appelé pour faire sauter un bouchon dans une canalisation. Il s’est couché à 3 heures. Ce matin, fatigué, les traits tirés, il enfile à nouveau sa combinaison orange. Elle est usée, rapiécée avec de l’adhésif, mais encore étanche. Le casque est verrouillé, l’oxygène et le micro branchés. Les eaux sont là, sous nos pas. On les sent bien avant de les voir, infectes, fétides, chargées de tous les péchés d’un monde en décomposition. Et noires. Archinoires. Carlos dit: «Les rejets des hôpitaux arrivent ici. Tout ce que vous pouvez imaginer de plus effrayant est là, à nos pieds. Et même ce que vous ne pouvez pas imaginer.»
Lentement, comme un nageur frileux, Luis descend dans cette encre nauséabonde. Les jambes d’abord, puis la taille, les épaules, le casque. Et puis plus rien. Juste quelques bulles, vite avalées par le courant. Luis a disparu. Digéré, au fond du boyau. Par un réflexe absurde de solidarité, on ferme alors la bouche et, un instant, on retient même sa respiration. Grâce au micro intégré dans le casque, on peut entendre la voix du plongeur. Elle est si lointaine qu’elle semble venir de la Lune. Luis dit que la pluie de cette nuit a rendu l’eau glacée mais que le courant est normal, régulier, fluide. Il dit aussi que quelque chose vient de le toucher, mais qu’il ne sait pas ce que c’est. «Avant de descendre, explique Julio Cu, on mémorise l’endroit de la canalisation où l’on doit intervenir. On connaît tous ces tubes par coeur. Et comme nous n’y voyons rien, nous devons par exemple savoir réparer ou changer une pompe immergée dans le noir absolu, simplement au toucher.» Et partout cette odeur qui remonte et qui flotte dans l’air, pareille à ces lourdes fumées d’automne, cette odeur si forte qu’elle en a presque un goût.
Quand l’occlusion est sévère, le plongeur peut rester au fond de ces ténèbres liquides pendant quatre ou cinq heures. «Il ne faut pas s’angoisser pour autant, dit Carlos Barrios en regardant le fond. Le problème, on doit le résoudre dans sa tête. Par exemple en se répétant: je plonge dans un élément liquide. Et de l’eau, après tout, ce n’est jamais que de l’eau.» Maintenant on ne distingue même plus les bulles qui, tout à l’heure, remontaient du scaphandre de Luis. Sa voix semble avoir de plus en plus de mal à se faufiler dans le câble de liaison. Et là, nauséeux au coeur de toute cette pourriture, on prend vraiment conscience de la tâche démesurée de ces hommes, de leur courage absolu, de cette fierté ancestrale qui, chaque jour, leur donne la force de descendre un peu plus profond dans la panse du «monstre». Tout à l’heure, couvert de détritus, Luis remontera de la galerie. Il dira à Cu que tout est en ordre et ira se laver avec des seaux de détergent.
Pendant ce temps, à l’autre bout de la ville, un autre bouchon se formera. Il faudra manger quelque chose en vitesse, à nouveau s’équiper, replonger, avancer à tâtons dans le noir, chercher la tête de l’âne ou le moteur de la Datsun, cureter lentement les parois du boyau, sentir l’eau s’évacuer dans l’aspiration du siphon et, à ce moment-là, serrer la corde très fort, comme l’on s’accroche à la main d’un mourant, en rêvant que là-haut, paisible au fil de l’eau, attend la «Calypso» du commandant Cousteau.
Jean-Paul Dubois - Le Nouvel Observateur