"Paris, été 1960. Alors que l’on assiste à la naissance de Nouvelle
Vague et de ses Quatre Cents Coups, Edgar Morin suggère à Jean Rouch de
tenter une expérience cinématographique de « cinéma-vérité ». Ils
interviewent des parisiens de toutes classes sociales sur la façon dont ils se
débrouillent avec la vie. Première question : êtes-vous heureux ? Les
thèmes abordés qui en découlent sont variés : l'amour, le travail, les
loisirs, la culture, le racisme...
Dans les allées du musée de l'homme, Jean Rouch se promène
avec Edgar Morin qui conclut : " Nous interrogeons une vérité
qui n'est pas la vérité des rapports quotidiens. Les gens, quand
ils sont un peu plus libérés que dans la vie, on leur dit ou
bien vous êtes des cabotins, ou bien, vous êtes des exhibitionnistes.
Ce film nous réintroduit dans la vie de tous les jours, les gens ne
sont pas guidés. Nous avons voulu faire un film d'amour et nous avons
fait un film, non pas d'indifférence, mais de réactions qui
n'est pas forcément un film de réactions sympathiques. C'est
la difficulté de communiquer quelque chose".
Tout dans
ce film est nouveau. A commencer par les premières images inquiétantes,
sur fond sonore de sirène, de la banlieue parisienne au petit matin
avant le générique, en passant par la célèbre
phrase qui lui succède : "Ce film n'a pas été joué
par des acteurs mais vécu par des hommes et des femmes qui ont donné
des moments de leur existence à une expérience nouvelle de cinéma
vérité", jusqu'à la nouvelle technique d'enregistrement
du son synchrone. Il peut donc, à juste titre, être considéré,
si ce n'est comme le film fondateur du cinéma-vérité,
du moins comme un de ses jalons essentiels ainsi qu'un film annonciateur de
la nouvelle vague et, surtout, un témoignage profondément humaniste
des aspirations politiques et intellectuelles des années 60.
Fin 1959, Edgar Morin connait le cinéma de Lionel Rogosin dont il vient de voir Come back, Africa. Il dit à son ami Jean Rouch qu'il serait temps qu'il tourne un film sur les blancs. Il suggère un film sur l'amour. Deux mois plus tard, il pense qu'il sera trop difficile de faire un film sans fiction sur un sujet aussi intime. Il propose alors à Jean Rouch le simple thème : "Comment vis-tu ? Comment tu te débrouilles avec la vie ?, question que nous poserions à des personnages de différents milieux sociaux et qui serait en fin de compte une question posée au spectateur." Edgar Morin obtient immédiatement l'adhésion du producteur Anatole Dauman qui répondit aussitôt laconiquement "J'achète " ! Le film commence fin mai 1960, alors que Rouch termine La pyramide humaine.
Jean Rouch utilise une caméra légère 16mm, la Coutant-Mathot reliée à un enregistreur Nagra ainsi. D'autre part la lourde caméra 35mm que j'appellerais la "Coutard" car la musculature de ce dernier lui permit de filmer de très loin, sans pied, les belles séquences chez Renault sans que les gens se sachent filmés.
La séquence sur la guerre d'Algérie ne dure que trois minutes. Jean-Marc ne trouve la désertion valide que si elle est soutenue par un large mouvement d'opinion. Ceux qui refusent la guerre doivent se faire le plus objectivement possible les témoins de ce refus. Il reproche à Régis de manifester de la discrétion dans le refus. Celui-ci ne dément pas. Il ressent avant tout du dégoût pour son époque sa veulerie dans la bêtise et l'inconscience. Au travers de titres de journaux qui font état des évènements d'Algérie puis de ceux du Congo belge, Rouch impose ensuite sa discussion sur les rapports Nord-Sud puis sur les camps d'extermination dont Marceline est une survivante.
Face à la détermination politique d'Edgar Morin, Rouch apparait surtout préoccupé de mixité des cultures et des lieux. C'est notamment lui qui impose le déplacement à Saint-Tropez où "Landry devient l'explorateur noir de la France en vacances."
Au début, il n'y a qu'une enquête sociologique. Mais peu à peu se dévoile ce qui travaille chacun en profondeur : le film se montre ainsi éminemment moderne, bien loin encore de ce que deviendront les engagements politiques de 68 et plus en phase avec notre monde contemporain : le désespoir politique, la solitude, et une permanente forme d'inquiétude sur le devenir de soi-même et du monde.
Jean-Luc Lacuve le 06/03/2012